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Frewin terminait de dîner avec ses hommes sur le parvis. de l’église lorsqu’il vit Ann approcher rapidement.
— Je dois vous montrer quelque chose, annonça-t-elle en grimpant les marches. A l’intérieur, venez. D’un seul mouvement ils se levèrent tous pour la suivre vers le chœur. Matters et Conrad prirent des briquets pour allumer des cierges afin d’ouvrir un cône de lumière au centre de l’estrade. Ann prit une craie et effaça d’un revers de manche des notes qu’elle jugeait de moindre importance.
— Hé ! protesta Frewin.
Ann ne lui laissa pas le temps de s’emporter :
— Vous vous souvenez tous des lettres dessinées sur la scène de crime de Fergus Rosdale ? Un O et un T, comme ceci.
Elle tenta de reproduire les marques :
— C’était un dessin grossier, fait avec du sang. Nous avons tout de suite pensé à des lettres, parce que nous l’avons pris dans ce sens-là.
L’auditoire, rivé à ses lèvres, cherchait à anticiper ce qu’elle voulait dire.
— Mais si nous nous étions justement trompés de sens ? Après tout, nous n’avons aucune idée de l’orientation qu’avait Fergus Rosdale lorsqu’il a tracé ces lettres.
— Si c’est bien lui ! contra Conrad qui se faisait l’écho des propos de son lieutenant. Il n’est pas impossible que ça vienne du meurtrier, une sorte de signature ou une fausse piste pour nous narguer, ce ne serait pas la première fois.
Ann effaça et rectifia le sens du signe.
— Et là ? Ça vous parle davantage ? En fait, pour que ce soit tout à fait exact, il faudrait le terminer, je pense que Rosdale l’a tracé dans la précipitation. La gorge tranchée, il n’a eu qu’une poignée de secondes, dans le dos de son assassin. Il manque le trait pour relier les deux parties. Comme cela :
— Le symbole féminin ? s’étonna Donovan. Pourquoi ferait-il...
— Bien vu, Ann, déclara Frewin. Messieurs, je veux parler à la petite amie de Rosdale. Dans ses dernières secondes de vie, ce garçon a eu la présence d’esprit de tracer ça avec son propre sang, c’était un peu à l’écart, sous un banc, pour que le tueur ne le remarque pas.
— Vous changez d’avis ? fit remarquer Donovan. Vous disiez qu’un homme à la gorge ouverte n’aurait pas pu...
— Je sais ce que j’ai dit, soldat, c’était sous un éclairage différent. J’ai eu tort.
Face au regard pénétrant de son supérieur, Donovan scruta aussitôt ses rangers, l’air confus.
— Il y a deux interprétations possibles, intervint Matters. Soit Rosdale voulait nous dire que son agresseur était une femme, soit qu’il était venu jusqu’ici à cause d’une femme.
— Trois interprétations, rétorqua Baker, il voulait dire qu’il pensait à sa compagne à cet instant.
Frewin eut un regard indulgent pour son soldat. Baker était le moins subtil de ses hommes.
— Si ça avait été le cas, il aurait écrit le nom de la fille, au moins le début, railla Monroe. Ou un cœur, je ne sais pas, mais pas ça !
— Matters a raison, reprit Frewin, dans tous les cas, il est question d’une femme. Je veux voir sa petite amie, comment s’appelle-t-elle ?
Matters bondit sur son calepin et lança :
— Lisa Hiburgh ! Elle a fait une crise de nerfs quand on lui a appris la mort de Rosdale.
— Trouvez-la.
L’ordre avait sonné avec assez d’autorité pour qu’ils se lèvent, et Matters sortit au pas de course, bientôt suivi de Donovan.
Une équipe complète de la PM avait rejoint le village en soirée, prenant la relève de Frewin et de son équipe. Pour l’heure, Baker, Larsson, Monroe et Conrad se reposaient en jouant aux cartes dans la sacristie tandis que Donovan et Matters étaient au QG à la mairie pour tenter de localiser Lisa Hiburgh par radio.
Frewin était seul à l’autel, penché sur ses carnets, et Ann faisait semblant de lire un roman historique sur sa couchette, à moins de dix mètres de là.
Il tourna la tête pour l’observer et vit les yeux de la jeune femme dériver vers lui.
— Je peux vous parler ? demanda-t-il doucement.
— Depuis quand avez-vous besoin de ma permission ?
Malgré le ton sarcastique, elle releva les jambes pour lui offrir une place à ses côtés. Frewin vint s’asseoir.
— Je... suis navré si je vous ai semblé un peu distant, aujourd’hui, dit-il tout bas.
— Vous étiez plus glacial que distant.
Frewin approuva avec une pointe de culpabilité qui lui fit baisser la tête et joindre les mains sur ses genoux.
— Je vous présente mes excuses, Ann. J’aurais dû vous parler ce matin mais...
— Ce n’était pas si simple, acheva-t-elle. Je sais. Et vous avez eu le temps de réfléchir depuis ? A ce que vous vouliez me dire ?
Il inspecta ce teint pâle, ces yeux qui brûlaient en le contemplant. Était-ce la colère ? Le désir ? Qu’avait donc Ann en elle à cet instant ?
— Je sais que j’aurais dû vous parler cette nuit, avant de vous faire l’amour. Je ne peux pas, Ann. Notre relation ne peut pas tenir, je suis désolé...
— Vous ne pouvez pas ou vous n’êtes pas prêt ? Frewin demeura bouche bée.
— Peu importe ce qui s’est passé cette nuit, je ne suis pas de ces femmes qui vous le reprocheront, je suis une grande fille, vous savez, j’assume mes actes. On a pris du plaisir l’un avec l’autre, point. S’il ne doit pas y avoir de suite, soit, on ne force pas quelqu’un à vous désirer. Cependant je veux vous entendre me dire si c’est à cause de moi, et dans ce cas je ne peux rien faire, ou si c’est parce que vous n’êtes pas prêt à vivre autre chose à cause de votre femme.
Frewin perçut ses entrailles qui encaissaient le choc, comme un crochet au foie. Puis le corps ne put faire barrage plus longtemps et l’esprit reçut l’impact. Patty... Le mur céda et les émotions affluèrent comme un torrent, toutes en même temps, se confondant, et la rage qui semblait prendre l’ascendant sur les autres. Frewin serra les poings et ferma les paupières un court instant.
Ses mâchoires se contractèrent.
— Je suis désolé, murmura-t-il en se levant. Je ne peux pas.
Frewin ne dormait toujours pas malgré l’heure tardive. Il ne pouvait sortir Ann de ses pensées. Qu’avait-il fait ? La sensation désagréable d’avoir commis une erreur qu’il aurait pu éviter le démangeait. Mais où était l’erreur ? Était-ce d’avoir couché avec elle ou de ne parvenir à s’autoriser une relation ? Une part de lui la désirait, voulait encore la goûter. Pas seulement pour les minutes lascives mais aussi pour la chaleur de sa peau contre la sienne, le réconfort, ne plus se sentir seul. Tu ne formeras jamais un couple avec elle, ton couple c’était Patty.
Il en revenait toujours au même point. Incapable de raisonner calmement. Tout se mélangeait, la sexualité, la peur, la culpabilité, l’envie de partager à nouveau, la morale. Il ne réussissait pas à trancher. À remiser Ann dans un coin, rangée parmi les souvenirs. À décider fermement que dès à présent il aurait avec elle un rapport purement professionnel. C’était ce qu’il avait cru choisir plus tôt dans la journée, il s’était leurré. Tout un pan de son être refusait ce manque.
Un débat sans fin. Fallait-il attendre que le temps fasse son ouvrage, qu’elle s’éloigne sous le coup du ressentiment et qu’ainsi l’ambiguïté se tarisse d’elle-même ? Solution de facilité, celle du couard qui ne fait pas le ménage en lui. Il en paierait le prix un jour ou l’autre, il ne fallait pas se mentir. La personnalité n’évacuait pas les dilemmes ou les problèmes irrésolus, elle les recouvrait, jusqu’au jour où les racines pourries remontaient leur gangrène à la surface, plus destructrices que jamais.
Il ne savait plus quoi penser, quoi faire. La fatigue, la confusion de l’enquête. Même dans ce domaine il ne savait plus s’orienter. L’hypothèse d’une femme devenait difficile à écarter, même si elle n’allait pas avec celle d’un tueur au sein de la 3e section. Et les femmes n’étaient pas légion, encore moins celles qui avaient été proches au moment des trois crimes. Une poignée de secrétaires et quelques infirmières. Et cela impliquait que Clauwitz et Forrell soient morts à cause d’un « incident de tir », et non de la présence d’un tueur dans la 3e section. Difficile à croire.
Et pourtant...
La porte d’entrée grinça légèrement.
Frewin sentit la peau de son crâne qui se tendait. Il se tordit la nuque, très lentement, pour distinguer l’ouverture.
Une silhouette pénétra dans l’église, emmitouflée dans un vêtement ample, et referma le lourd vantail derrière elle.
Puis elle se mit à marcher en direction de Frewin.